Ce terme a été pensé lors de la composition de mon précédent ouvrage lyrique, Kein Licht, également en coopération avec Nicolas Stemann. J’ai ici gardé les principaux ingrédients qui, selon moi, définissent ce genre de représentation nouveau mêlant théâtre et musique. On retrouve dans ce mot de « Thinkspiel » un écho de l’ancien « Singspiel » du XVIIIème siècle au sein duquel les chanteurs devaient également parler. Mais c’est surtout à partir d’une réflexion sur l’opposition chanter/parler que j’en suis venu à le déterminer. Le Thinkspiel n’est pas un jeu avec le chant, mais avec la pensée. Pourquoi faudrait-il absolument tout chanter ? Le chant ne se prête pas si bien que ça à des propos prosaïques. Il est une stylisation, pour ne pas dire sublimation, d’un texte parlé allant pour cela jusqu’à le pervertir. Quiconque a étudié la synthèse vocale peut se convaincre aujourd’hui que la voix parlée est une voix chantée de façon chaotique et qu’il existe une profonde unité entre les deux. Cette unité a été entrevue depuis très longtemps. De nombreux compositeurs comme Moussorgski, Janáček, Debussy ou Schönberg ont rêvés, chacun à sa manière, d’une fusion possible entre ces deux modes d’expression. Pour ne pas parler de l’émotion – terme tellement rabâché et galvaudé de nos jours – qui peut être transportée à la fois par le parler comme par le chanter, je préfère invoquer celui de situation. La technologie actuelle permet de poursuivre ce rêve. Il faut alors séparer ce qui doit être compris par l’intelligibilité des mots de ce qui peut l’être par celle de la situation. Une expression peut être également poignante ou comique, qu’elle soit parlée ou chantée, cela va sans dire. Mais dans certains cas elle ne peut se passer de la compréhension du sens. Jusque-là, rien de bien nouveau. Mais les choses évoluent quand on tire le langage parlé vers la musique. Les intonations du parler ne peuvent-elles pas être considérées comme le début d’une musique ? Avec la complicité de Miller Puckette, qui a conçu tout l’environnement de synthèse et de traitement informatique pour cet ouvrage, nous avons mis au point des systèmes qui permettent de déclencher des sons électroniques en créant ainsi une sorte de scintillement sonore qui prend sa source sur la voix parlée, voire chuchotée, et de faire également émerger toute une musique à partir d’un dialogue parlé. Ainsi un pas nouveau pour rapprocher le parler du chanter se trouve-t-il franchis ; en tout cas ces deux modes tendent à devenir, grâce aux avancées de la technologie, égaux en droits vis-à-vis de la musique.
Un autre élément important à mentionner dans cette définition d’un « Thinkspiel » a été fortement influencé par les conceptions théâtrales utilisées par Nicolas Stemann. Les acteurs, comme les chanteurs, ne sont plus censés représenter (incarner, personnifier…) un personnage unique. Le théâtre, et a fortiori l’opéra, n’est pas une situation réelle mais la représentation d’une situation, qui a pu autrefois être réelle ou non. Les chanteurs et acteurs passeront sans cesse d’un personnage à un autre. Il me semble nécessaire de réfléchir à cette forme d’expression qui donne le premier rôle à la situation, et non à une identification d’un acteur ou d’une chanteuse avec un personnage. L’opéra, comme le théâtre, ne peut pas prétendre véhiculer la même force de réalisme que le cinéma ou la vidéo. Représenter une situation, imaginaire ou réelle, peut passer par une multiplicité de modes d’expression, parfois de façon simultanée ; voilà qui provient d’une pensée sur la situation. C’est aussi cela qui, pour moi, détermine ce que j’appelle le Thinkspiel.
Philippe Manoury, Strasbourg, février 2025