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Souvenirs de Pierre Boulez

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Paco Yáñez. Tout d’abord, il serait intéressant que vous nous parliez du moment où vous avez découvert la musique de Pierre Boulez : ses œuvres, l’impact de sa musique… et puis Pierre Boulez lui-même.

Philippe Manoury. Je devais avoir 15 ou 16 ans et j’avais entendu le début de Tombeau (le dernier mouvement de Pli selon Pli) à la radio. J’avais été frappé par cette poétique mystérieuse qui me semblait très raffinée et cette violence sourde, comme contenue. Cela a été ma « porte d’entrée » dans la musique de Boulez. Il faut dire qu’à cette époque Boulez n’habitait pas la France et il n’y venait que pour donner quelques rares concerts. Je devais donc me familiariser avec sa musique par l’étude des partitions et la lecture de ses ouvrages théoriques, comme Penser la musique aujourd’hui ou Relevés d’apprentis. Ensuite j’ai « dévoré » sa Seconde sonate pour piano qui a beaucoup influencé mes débuts de compositeur. Ce qui me frappait le plus dans ses partitions c’était la conception du temps, cette dichotomie qu’il a appelée le temps lisse et le temps strié. C’est-à-dire que la musique n’était pas obligatoirement métrique mais pouvait « flotter » dans le temps, pour ainsi dire. Je n’ai connu l’homme que plus tard, lors de mes brèves études au Conservatoire de Paris. Il était venu, avec l’Ensemble Intercontemporain, animer un atelier autour de partitions de certains étudiants dont je ne faisais pas partie. On s’était croisés quelques mois auparavant car une de mes compositions avait été sélectionnée, à ma grande surprise, pour le tout premier concert de ce nouvel ensemble. Nous nous étions brièvement parlé et j’avais bien senti qu’il n’avait pas particulièrement apprécié ma musique à cette époque. C’était un court moment de ma vie où j’étais assez influencé par la musique de Xenakis avec ses traitements aléatoires des masses sonores. C’est sans doute la raison de son peu d’intérêt pour ce que j’avais écrit. Quelques années plus tard, vers 1979, j’ai commencé à travailler à l’Ircam, à parler avec lui et, à ce moment, nos relations sont devenues beaucoup plus étroites.

Paco Yáñez. Dans votre jeunesse, lors de vos études. Que représentait Pierre Boulez pour les jeunes étudiants français en composition ? Qu’est-ce qu’il leur apportait et en quoi devenait-il un lien et un trait d’union avec la tradition, tant française que germanique.

Philippe Manoury. Je pense que la période où Boulez a eu le plus d’influence en France était passée au moment de mes études. Des compositeurs tels que Gilbert Amy, Michel Tabachnik ou Jean-Claude Eloy (à ses débuts) étaient fortement influencés par l’esthétique de Boulez dans les années 60. Dix ans plus tard, certains, comme moi, étaient encore assez proches de son style, mais beaucoup d’autres étaient sous l’influence de Messiaen qui enseignait alors à Paris, comme les compositeurs de la musique spectrale qui naissait vers les années 75. Ils étaient très éloignés de lui et se réclamaient plutôt de Ligeti, voire de Messiaen, et cultivaient une opposition à la complexité boulézienne. Je me souviens de Tristan Murail disant que le plus important compositeur du début du XXème siècle n’était certainement pas Schönberg mais Debussy. C’était une façon de s’opposer à Boulez et d’opposer les traditions française et germanique. De mon côté, je me tenais éloigné de Messiaen et suivais les cours de Max Deutsch (un élève de Schönberg à Wien). Il y avait aussi les compositeurs du GRM qui étaient sous l’influence de Pierre Schaeffer, qui avait été dans les années 50 en vive opposition à Boulez. Les rancœurs étaient encore très vives. La musique électronique, à cette époque en France, était faite par des gens qui n’avaient pas de réelle culture musicale. Ils étaient, parfois avec talent bien sûr, très intuitifs et ne savaient pas vraiment écrire des partitions. Beaucoup pensaient que la musique instrumentale allait disparaître. Boulez n’était pas bien considéré de ce point de vue-là. Mais un autre épisode devait encore envenimer ces querelles : Boulez revenait en France par la grande porte et allait créer l’Ircam et l’EIC. On lui reprochait de capter tout l’argent public qui servait à la création musicale. Je me souviens de pétitions et de lettres écrites par des compositeurs tels que Iannis Xenakis et Jean-Claude Eloy, disant que Boulez était un « dictateur » et qu’il allait régenter toute la musique. On le comparait à un nouveau Lully ! La machine à fantasme a tourné à plein régime pendant de nombreuses années. Elle tourne parfois toujours car on entend encore dire que Boulez aurait empêché les compositeurs de sa génération de faire une carrière. Je bondis lorsque j’entends de telles propos. Xenakis et Pierre Henry, pour ne citer que ces deux noms en France, ont eu des carrières de compositeur aussi développées que celle de Boulez, sinon plus.

Paco Yáñez. Quels compositeurs ont, selon vous, le plus influencé Boulez?

Philippe Manoury. Cela dépend des périodes. Au début on décèle assez nettement une influence de compositeurs tels que André Jolivet, ou même un peu Olivier Messiaen mais, très vite, c’est la Seconde école de Vienne qui a été déterminante pour lui, comme pour beaucoup d’autres, Stockhausen ou Nono par exemple. La guerre et le nazisme avaient étouffé ces voix et il y avait une grande soif de changement. D’un autre côté, Boulez était assez proche de Stravinsky ; il a donc tenté une sorte de synthèse entre l’atonalisme des Viennois et la pensée rythmique de Stravinsky. Ses bêtes noires étaient surtout les néo-classiques tels que le groupe des Six. L’attitude de Boulez contre la musique d’avant-guerre me semble similaire celle de certains cinéastes français, à la même époque, tels que Godard ou Truffeau contre la tradition cinématographique française d’avant-guerre. On pourrait dresser encore d’autres parallèles à la même époque avec la littérature ou la peinture. Ensuite c’est le chef d’orchestre Boulez qui va influencer le compositeur Boulez. Il a commencé à diriger Mahler et surtout Wagner et cela a rejailli sur sa propre musique. Il y a plus de continuité, les formes sont plus amples, les gestes plus développés. Il a cultivé volontiers la prolifération. On trouve aussi de nombreux emprunts à Debussy ou même à Scriabine, mais je pense que ses dernières influences sont à trouver dans le XIXème siècle finissant ou au début du XXème. Je suis convaincu que certains traits chez Stravinsky l’ont profondément marqué aussi. Je pense particulièrement à la fin des Noces que je vois comme une anticipation de celle de Répons ou de Sur Incises. La résonnance comme réceptacle final d’une musique tellurique, tentaculaire et pleine d’énergie rythmique. On pourrait aussi trouver des réminiscences d’un certain Debussy. Cette souplesse rythmique qui refuse les profils trop « carrés » et cette liberté dans un tempo fluctuant qui a toutes les apparences d’une improvisation alors qu’elle est le fruit d’une grande rigueur de pensée, sont un leg évident du dernier Debussy.

Paco Yáñez. En tant que compositeur sériel et post-sériel, on accorde souvent à Boulez une importance particulière au travail harmonique. Mais quelle est, selon vous, l’importance du timbre, de la matière sonore, pour Boulez ?

Philippe Manoury. Le sérialisme, ou le post-sérialisme ne sont pas obligatoirement des sources de développements proprement harmoniques. Boulez reprochait d’ailleurs au Schönberg dodécaphonique d’avoir abandonné l’harmonie. Boulez est un compositeur harmonique depuis sa Troisième sonate. On trouve chez lui des champs harmoniques, certes complexes, mais stables. Ça le caractérise parfaitement. Il partage cela avec Luciano Berio et Karlheinz Stockhausen. Rien de tel en revanche chez Nono. Pour ce qui est du timbre, on décèle très vite un goût pour les sonorités résonnantes. Les harpes, vibraphones, glockenspiel, cymbalums ont sa préférence. Il rejoint un peu Messiaen de ce côté-là qui le tenait, lui, de Debussy. C’est le côté français de Boulez. Que vous preniez Pli selon pli, Éclats-Multiples, Répons ou les Notations pour orchestre, vous trouverez toujours cette constante. D’un autre côté, il a poussé les textures d’orchestre jusqu’à un point presque limite. Les hyper-divisions des cordes dans les Notations sont vraiment impressionnantes. Comme s’il voulait creuser la matière sonore à l’infini ou élaborer des textures très complexes au plus profond d’elles-mêmes. Un jour, quand je lui ai fait remarquer que l’on trouve souvent la recherche d’une certaine épure chez des compositeurs vieillissants, il m’a subitement répondu : « chez moi c’est le contraire ! » La seule chose qu’il n’a pas vraiment travaillée dans le domaine du timbre, c’est la musique électronique. Il était très sensible à certaines transformations électroniques des instruments, mais n’a jamais abordé le domaine de la synthèse sonore, plus complexe mais aussi plus riche. Il était très attaché à l’électronique (l’Ircam est là pour le prouver) mais il la voyait comme le prolongement des instruments. Je pense que l’expérimentation solitaire en studio, indispensable pour ce genre de recherche, était une situation qui ne lui convenait pas.

Paco Yáñez. L’IRCAM et ses ressources ont joué un rôle fondamental dans le travail ultérieur de Boulez et dans celui de compositeurs tels que vous. Parlez-nous de vos débuts à l’IRCAM, de ce qu’il a représenté pour vous et pour Boulez lui-même.

Philippe Manoury. Pour Pierre Boulez, l’idée d’un centre de recherche musicale était un vieux rêve. Peu de gens le savent, mais il avait eu cette idée d’allier musique et science dans les années 60 en Allemagne. Il voulait le faire avec le Max Planck Institut. Seulement voilà, les politiques ont demandé à deux sommités ce qu’ils en pensaient. Ces deux sommités étaient Dietrich Fischer-Dieskau pour la musique, et Werner Heisenberg – excusez du peu – pour la science. Ces deux personnes ne voyaient pas l’utilité de mettre de l’argent dans un tel projet. Musicalement, ils appartenaient à un ancien monde. Le projet ne s’est alors pas réalisé. Comme tout le monde le sait, c’est Georges Pompidou qui a demandé à Boulez de réfléchir à un institut de recherches qui serait rattaché au Centre Pompidou. Je dois dire que dans ce domaine, Boulez a fait preuve d’une très grande perspicacité et d’une grande intuition. Si les tout débuts de l’Ircam ont été un peu incertains, une chose est sûre, c’est que Boulez a tout de suite compris que l’informatique allait tout envahir. Je tiens cette information, non pas des musiciens, mais des informaticiens eux-mêmes. Beaucoup me disent que dans les années 70, c’est à l’Ircam qu’ils trouvaient les ordinateurs les plus puissants et les plus développés. Boulez a eu l’intelligence de rencontrer aux USA des chercheurs de premier plan, tels que Max Matthews, John Chowning ou Andy Moorer qui étaient les pionniers en matière de synthèse numérique et qui l’ont fort bien conseillé. Il a ainsi évité d’utiliser les ordinateurs français de l’époque qui n’étaient pas d’un niveau comparable avec ce qui se faisait outre-Atlantique. Ce qu’il voulait, c’était voir s’élaborer une véritable connaissance scientifique de la musique. C’était aussi une façon de contrer l’intuitivisme qui régnait en France, en particulier au GRM auquel il s’était déjà opposé quelques décennies plus tôt. Il faut dire que l’opération a réussi grâce à l’informatique, encore balbutiante à cette époque, qui a très vite tout envahi. Cette réussite n’était pas uniquement celle de l’Ircam, mais aussi celle de nombreuses universités américaines qui étaient en contact avec l’Ircam. L’Ircam à cette époque regorgeait de chercheurs américains et cette internationalisation était une réponse à toutes les critiques venant de France, souvent par pure jalousie.

Lorsque je suis arrivé en 1979, Boulez travaillait sur Répons et on commençait à parler du temps réel qui était comme une sorte d’Himalaya dont personne ne savait vraiment s’il allait advenir. Le temps réel permet de faire de la musique électronique en direct pendant un concert, rejoignant ainsi la musique instrumentale qui repose sur les mêmes bases. Boulez chef d’orchestre ne pouvait pas se passer du concert. Il collaborait avec Pepino di Guigno, un physicien italien que lui avait présenté Berio et qui avait travaillé avec Robert Moog. C’est lui qui a imaginé ces premières machines en temps réel qui avaient pour nom 4A, 4B, 4C avant d’aboutir à la fameuse 4X. Pour moi, qui suis arrivé à l’Ircam à cette période, c’était passionnant car tout était à inventer. Boulez a engagé un jeune mathématicien américain du nom de Miller Puckette qui a eu un impact décisif sur l’évolution de toutes ces recherches. Nous avons collaboré pendant plus de 10 ans ensemble et je continue d’ailleurs de le faire aujourd’hui. Nous avons véritablement lancé le temps réel avec l’interaction avec les instruments et le suivi de partitions. En tant que Directeur de l’Ircam Boulez a fortement influencé ce champ de recherche. Il voulait le temps réel. C’était même devenu la raison d’être de l’Ircam à ses yeux. Nous nous voyions souvent à trois, Boulez, Puckette et moi, toujours très tôt le matin pour parler de ce que nous faisions et lui montrer l’avancée de nos travaux. Il suivait tout cela avec grand intérêt et ne voulait certainement pas que l’Ircam soit un studio comme les autres. Pour moi, qui avais très peu d’expérience en musique électronique traditionnelle sur bande magnétique, cette démarche était fondamentale parce qu’avec la programmation informatique, une nouvelle forme d’écriture apparaissait que je pouvais mettre en regard avec l’écriture instrumentale. Nous pouvions comprendre ce que nous faisions, car c’était formalisé. On sortait de cet intuitivisme pur qui m’avait tellement découragé lors de mes premiers contacts avec la musique électronique au Conservatoire de Paris. Lors de mes études, les « électroacousticiens » prédisaient la mort de la musique instrumentale. Non seulement cette mort n’a pas eu lieu, mais la musique instrumentale s’est imposée dans le monde électronique. Nous ne voulions plus de concerts de haut-parleurs ! Tout cela s’est développé grâce à l’informatique. Boulez a ensuite compris que les machines ne perdurent pas et qu’il faut souvent les renouveler. Il a engagé un autre chercheur américain, Eric Lindemann, pour construire la station de travail qui devait remplacer la 4X. Il a même rencontré Steve Jobs à cette époque car c’est sur sa machine NexT que le choix s’était porté. Mais il est revenu un peu amer car Jobs ne manifestait aucun intérêt pour le type de musique qu’on voulait faire sur sa machine. Boulez m’avait dit que ses préoccupations étaient purement quantitatives (par exemple combien de minutes de son pourra-t-on stocker ?) et jamais qualitatives et encore moins esthétiques. Cependant, nous étions quand même tous assez naïfs à l’époque en pensant que la numérisation allait nous offrir l’éternité. Les supports magnétiques étaient périssables, les synthétiseurs se désaccordaient avec les changements de température ; le numérique, lui, n’allait jamais se modifier – un nombre n’est pas sensible à la chaleur -, ni disparaître, pensait-on alors. C’était oublier que les industries qui continuent à produire ces systèmes sur lesquels nous travaillons doivent en permanence renouveler leur stock d’objets sous peine de disparaître. Nous savons maintenant que le numérique est aussi périssable que le reste, l’obsolescence rôde partout, et l’Ircam réfléchit aujourd’hui à des stratégies pour préserver l’immense catalogue d’œuvres électroniques qui y ont été composées. La pérennité des œuvres électroniques commence doucement à entrer dans la conscience des musiciens. Il est grand temps !

Quand on relit les critiques de l’époque, cela nous fait aujourd’hui sourire. Boulez, un dictateur qui prend l’argent public pour élaborer sa propre musique ! Il n’a que peu utilisé son outil mais en a fait profiter des générations entières de musiciens jusqu’à aujourd’hui. J’y ai composé presque l’intégralité de ma musique électronique – y compris mes 6 opéras – et j’y ai croisé des gens aussi différents que Cage, Chowning, Denisov, Grisey, Hurel, Lindberg, Reich, Saariaho, Stockhausen, Stroppa… et même Zappa !

Paco Yáñez. Au cours de vos années de formation, des figures telles que Boulez, Ligeti, Xenakis, Stockhausen, Nono… ont eu une personnalité très forte et très importante. Comment percevez-vous le dialogue entre ces maîtres et le rôle de Boulez sur la scène des grands compositeurs de la seconde moitié du XXe siècle ?

Philippe Manoury. Les compositeurs dont vous parlez ont tous éclos dans l’immédiate après-guerre à une époque où le monde était à reconstruire. Indépendamment de leurs talents respectifs, ils ont été, de fait, mis au premier plan par la situation historique. Cela ne sera pas le cas avec la génération suivante. Je pense que ce qui les a reliés, c’est avant tout le rejet des nationalismes, qui a passé par l’acceptation de certaines utopies, comme le sérialisme ou la « tabula rasa » qui sont des oppositions à l’histoire récente. Le sérialisme, de ce point de vue, est une sorte de « volapük » musical qui cherche à repartir de rien et surtout de se débarrasser des oripeaux nationalistes qui ont provoqué ce que l’on sait. Il ne faut pas oublier que certains d’entre eux – je pense à Ligeti, Stockhausen et Xenakis – ont vécu de véritables tragédies dans leurs jeunesses. Ils n’étaient pas des « enfants gâtés » ! Mais cela explique une partie de leur intransigeance. Boulez était très proche de Stockhausen au début, puis ils se sont éloignés l’un de l’autre. En revanche, il est resté très lié à Berio et à Ligeti. Xenakis est resté très « individualiste » par rapport aux autres. Il a critiqué le sérialisme dès ses débuts et « surfé », de manière parfois assez légère, entre musique et mathématiques. Cela n’empêche pas qu’il a composé de grandes œuvres. De tous ces compositeurs, Boulez était le moins « nombriliste ». Pour les avoir tous connus à des degrés divers, je peux assurer qu’il était, de loin, celui qui s’intéressait le plus aux nouvelles générations de compositeurs. Cela m’avait frappé lorsqu’il avait enregistré Modulations de Grisey avec l’EIC à ses débuts. Il a choisi un compositeur qui était en quelques sortes son « opposé » esthétique (je ne dis pas son opposant !) pour ses qualités propres et non pour son esthétique personnelle. Mais Boulez était aussi celui qui a peut-être le moins composé parmi cette génération. Pendant une grande période il n’a produit que peu de musique. Son activité de chef d’orchestre avait pris un tel essor et un tel prestige que cela l’éloignait de sa table de travail. Il ne pouvait travailler que par intermittences, un peu comme Mahler qui ne composait que les étés, lorsque ses fonctions de Directeur de l’Opéra de Vienne lui laissaient du temps libre. Je me souviens que lorsque nous étions ensemble à Chicago pour la création de Sound and Fury, Pierre Boulez travaillait dans sa chambre d’hôtel sur la partition de Sur Incises et il se plaignait du fait que ces laps de temps trop éloignés les uns des autres le gênaient pour assurer une bonne continuité dans son travail. Quand on connaît la complexité des couches qui s’entremêlent dans ses partitions, on peut comprendre que ces interruptions aient pu être pénibles pour lui.

Paco Yáñez. Quelles sont les œuvres de Boulez que vous aimez le plus ou que vous considérez comme les plus importantes ? Quelles sont les contributions de Boulez qui, selon vous, resteront pertinentes à l’avenir ?

Philippe Manoury. C’est difficile à dire. Je les aime différemment pour des raisons diverses. Sa Deuxième sonate pour piano reste un monument pour moi. Pli selon pli (surtout les mouvements extrêmes) ont gardé cette poésie étrange à laquelle je suis resté sensible. Répons me fascine par la superposition de temporalités différentes. Il ne s’agit pas d’une simple accumulation. Les instruments solistes, étant placés loin de lui ne peuvent se synchroniser parfaitement. Il en résulte un effet que l’on pourrait caractériser, par néologisme, de « strobophonique » à cause de cette superposition de grandes vitesses. À l’opposé, les instruments de l’ensemble, placé sous la direction du chef, jouent une musique moins sauvage, plus structurée. La superposition des deux engendre une tension dramatique d’un bout à l’autre de l’œuvre. C’est aussi le cas avec Sur Incises. La fin, comme celle de Répons, est un des moments les plus saisissants de toute sa musique. Lorsque les pianos, dans l’extrême grave, se superposent avec les crotales, dans l’extrême aigu, cela produit un effet extraordinaire. Quant à Dialogue de l’ombre double, la fin contient un effet qui est d’une très grande force poétique lorsque la clarinette enregistrée joue de plus en plus fort, mais est entendue de plus en plus loin. Il a inversé les paramètres de distance et d’amplitude de façon magnifique. On identifie qu’un instrument joue « fort » plus par la composition de son spectre sonore (son timbre) que par l’intensité même du son. On peut savoir qu’un instrument joue fortissimo, même s’il est très loin de nous et qu’on ne l’entend que très peu. Avoir intégré ce paradoxe dans cette œuvre – l’instrument joue de plus en plus fort mais s’entend de plus en plus faiblement – est une idée de génie. On peut aussi noter que la voix était centrale pour lui au début et il l’a complètement abandonné pendant sa période de maturité et n’y est jamais revenu. Il a souvent tourné autour de l’opéra sans jamais y entrer, c’est un autre parallèle qui le relie à Mahler. Quant aux Notations, elles développent une pensée de l’orchestre qui est tout à fait novatrice, celle d’une grande multitude de couches qui, superposées à elles-mêmes, révèlent des images sonores fantasmagoriques.

Paco Yáñez. En plus d’être compositeur, Boulez a été un chef d’orchestre très important et une figure clé de la vie musicale française après la Seconde Guerre mondiale. Quelles sont, selon vous, les contributions les plus importantes de Boulez en tant que moteur de la musique française contemporaine ?

Philippe Manoury. Dans sa jeunesse, la création du Domaine musical a été un événement déterminant à Paris. N’oublions pas que la France, c’est d’abord Paris ! Nous sommes un pays très centralisé. Le Domaine musical a changé la face de la musique car cela a révélé plusieurs choses. D’abord un répertoire qui était totalement inconnu. Les Viennois, Varèse, et les jeunes compositeurs de l’après-guerre se sont fait connaître à cette époque en France. Il ne faut pas oublier que le monde de la musique contemporaine entre les deux guerres était dirigé par le courant néoclassique. Boulez a voulu briser cette hégémonie. Ce faisant il s’est improvisé chef d’orchestre et ce fut la deuxième révélation. Il a très vite fait sensation dans ce domaine. Il n’était pas réellement préparé à le devenir. Il était parfaitement autodidacte et n’a jamais été l’assistant d’un grand chef. Il n’a reçu que quelques conseils de la part de Roger Desormière et de Hans Rosbaud. Mais sa carrière est vite devenue internationale et ensuite il n’a que peu dirigé en France. Il vivait en Allemagne et dirigeait surtout dans ce pays, en Angleterre et aussi aux USA. Je pense qu’ensuite sa contribution la plus remarquable dans le paysage français a été les créations conjointes de l’Ircam et de l’EIC. Comme chef d’orchestre, il ne s’est pas concentré particulièrement sur la musique française. Il a dirigé beaucoup de compositeurs de toutes nationalités. Quand il était en poste au New York Philharmonic, il devait jouer le grand répertoire, mais quand il s’est dégagé de ce poste, il a pu se concentrer sur ses propres choix. Et là, on voit très nettement une prédilection pour le XXème siècle. Il n’a plus dirigé de musique du XIXème, encore moins du XVIIIème. Seul Wagner est resté dans son répertoire. Vers la fin de sa vie il s’est intéressé à d’autres esthétiques qu’il avait ignorées autrefois : Janáček et Szymanowski par exemple. Il faut dire que depuis qu’il n’est plus là, on ne joue plus guère les Viennois. C’est une catastrophe. La plupart des chefs se disputent le même répertoire qui est joué un peu partout dans le monde. Combien d’intégrales Mahler et Chostakovitch, combien de Boléros et de La valse, pour ne parler que du XXème siècle ? Boulez avait réellement un répertoire différent de tous les autres chefs. De ce point de vue, il a beaucoup contribué à bousculer les habitudes qui, depuis qu’il n’est plus là, redeviennent de plus en plus conventionnelles. Ne serait-ce que pour cela, sa présence nous manque terriblement aujourd’hui.

Paco Yáñez. En tant que chef d’orchestre comme l’était Boulez, comment était-ce de travailler avec lui et qu’est-ce que le fait qu’il était lui-même compositeur a ajouté ?

Philippe Manoury. Boulez n’intervenait jamais en tant que compositeur lorsqu’il dirigeait des créations d’autres compositeurs. En privé, si je lui demandais des conseils d’orchestration, il me répondait bien volontiers, mais il se faisait un point d’honneur à ne pas mélanger ces deux aspects lorsqu’il était au pupitre. Et surtout il ne le faisait jamais devant les musiciens d’orchestre. Il savait ce que c’était pour un compositeur que de faire face à 80 musiciens dont certains ne sont pas toujours très bien disposés à l’égard d’une partition nouvelle. Il ne voulait jamais prendre cette attitude qui consiste à s’allier aux plus nombreux, ce qui n’est pas toujours le cas de certains autres chefs. Je me souviens d’un problème que j’ai eu avec un des percussionnistes du Chicago Symphony Orchestra qui trouvait que la partie de vibraphone que je lui avais écrite était injouable. Pierre Boulez a envoyé la partition à un des solistes de l’EIC pour avoir l’avis d’un spécialiste en la matière. Sa réponse fut positive. On a donc conservé cette partie. Mais jamais Boulez n’a élevé la voix ni ne s’est introduit dans ce petit conflit. Il faut dire que son autorité naturelle le plaçait au-dessus de tout cela. Il était lui-même irréprochable en tant que chef et les musiciens aimaient vraiment jouer sous sa direction. Il faut dire qu’il entretenait des contacts amicaux avec beaucoup d’entre eux. Toute hiérarchie disparaissait lorsqu’il descendait de l’estrade. Mais il avait aussi cette énergie qui se décuplait au moment du concert. On savait que, la répétition générale ayant été très bonne, un cran supplémentaire allait être franchi lors du concert. Lors de la création de Sound and Fury je lui avais demandé de prendre un tempo plus rapide pour le passage final qui est déjà très périlleux. Il m’avait dit : « c’est comme exagérer la vitesse en voiture et être à la merci d’un accident ». Je lui ai répondu qu’avec un conducteur comme lui et un bolide comme l’orchestre de Chicago, j’avais toute confiance. Il a ri. Au moment du concert, il a vraiment accéléré ce tempo. J’ai conservé l’enregistrement et je n’oublierai jamais ce moment.

Paco Yáñez. Comme Philippe Manoury, Boulez était un homme pour qui la littérature et la peinture, le dialogue avec les autres arts, étaient très importants. Comment pensez-vous que cela a influencé Boulez et qu’avez-vous appris de cette expérience ?

Philippe Manoury. J’ai appris de Boulez la manière dont les arts peuvent s’interpénétrer. Nous en parlions souvent. Il détestait les artistes qui cherchaient à établir des correspondances trop exactes, à passer brutalement d’une discipline dans une autre. Il pensait que si une peinture ou un livre provoquent une idée en musique, c’est qu’il doit y avoir un lien très profond dans la personne même qui ressent cela. Qu’il n’est pas besoin de chercher à établir des traductions trop précises. Je me souviens qu’il n’aimait pas ce que Visconti avait fait avec Proust à propos d’une couleur (peut être le mur jaune de la Vue de Delft de Vermeer !). Cette couleur au cinéma ne rendra jamais la sensation avec laquelle Proust la relate dans son écriture, me disait-il. On connaît ses goûts en peinture et en littérature (Cézanne, Klee, Joyce, Mallarmé) mais ce n’était qu’une petite partie de l’éventail de ses connaissances. Il m’a fait découvrir Faulkner et Emily Dickinson. Il m’a souvent parlé de Kafka et de Pessoa. En revanche le cinéma le laissait assez froid. Mais il avait aimé certains films des frères Taviani et aussi d’un cinéaste dont on ne parle guère de nos jours : Glauber Rocha. C’était un représentant de la « nouvelle vague » brésilienne et cela l’avait marqué. La « nouvelle vague » française, en revanche, n’avait pas grand intérêt pour lui ! Son peu d’intérêt pour le cinéma, où tout est monté et pré-enregistré, est peut-être de même nature que son éloignement de la musique électronique sur bande magnétique qu’il n’a guère pratiquée. Il venait du théâtre et restait très attaché à tout ce qui était lié à la scène. Le nombre d’artistes qu’il a connu est impressionnant : Claudel, Stravinsky, Pollock, Artaud, Varese… Il existe une photo ou le voit, lors de ses adieux au New-York Philharmonic, au milieu de tout ce que la création musicale américaine comptait comme compositeurs : de John Cage à Eliott Carter en passant par Steve Reich et George Crumb !

Paco Yáñez. Boulez était un homme aux opinions très tranchées. Comment la fermeté de Boulez a-t-elle influencé le débat sur la culture et la musique en France ?

Philippe Manoury. Boulez a toujours aimé la polémique. Il s’est d’abord fâché avec André Malraux, le premier de nos ministres de la Culture et personnage historique depuis la guerre civile en Espagne. Boulez, avec Jean Vilar pour le théâtre et Maurice Béjart pour la danse, voulait réformer la gestion des arts en France et imposer une modernité dont Malraux n’avait que faire. Il a quitté alors la France avec fracas. Lorsqu’il est revenu en France, il avait derrière lui une carrière de chef immense. Il était celui qui était unanimement reconnu dans le répertoire symphonique et aussi comme compositeur d’avant-garde. Personne n’avait un aussi large éventail. Ensuite, lors de la création de l’Ircam, il a été violemment attaqué. Mais il a créé des Institutions qui lui ont survécu, jusqu’à cette grande salle de la Philharmonie de Paris qu’il a depuis longtemps appelé de ses vœux et qui porte aujourd’hui son nom. On trouve aujourd’hui toute une génération de jeunes créateurs qui s’insurgent contre sa personnalité en insistant sur ses outrances de jeunesses et refusent de voir sa maturité et son évolution, tant humaine que musicale. C’est peut-être normal. Il faut « tuer le père » comme dirait Freud ! Mais on entend beaucoup parler du retour aux formes anciennes, aux mélodies tonales, aux harmonies du XIXème siècle et je me demande ce que peut bien vouloir dire cette nostalgie d’un « monde meilleur » qui aurait disparu ! Cela relève d’un fantasme qui finira très certainement par s’estomper. Mais si Boulez, homme public et chef d’orchestre, est très connu et admiré, c’est moins le cas du Boulez compositeur. Mais on pourrait en dire tout autant de ces grands noms de compositeurs de l’après-guerre dont on connait les noms, mais bien peu les musiques ! C’est malheureusement un des traits saillants d’un certain conventionnalisme de notre époque.

Paco Yáñez. Comme dans votre cas, Boulez a également écrit sur la musique et les relations entre les arts. Quels sont les livres ou les essais de Boulez que vous considérez comme les plus importants ou ceux qui ont eu le plus d’influence sur vous ?

Philippe Manoury. J’avais lu très attentivement ses Relevés d’apprentis dans lesquels il ne parlait presque pas de lui-même mais de sa vision du répertoire. Cela m’avait beaucoup marqué car il donnait une vision de la musique du passé aux antipodes de ce que l’on apprenait dans les Conservatoires. Il ne mettait pas tous ces compositeurs sur des piédestaux intouchables, mais en montrait au contraire la « contemporanéité ». Ensuite, son ouvrage Penser la musique aujourd’hui m’a toujours semblé un peu obscur. Je pense qu’il l’a rédigé assez rapidement et on y trouve des approximations de terminologie. Lorsqu’il parle de « paramètres » ou de « modulos » il emprunte un langage mathématique qui ne correspond pas très clairement à la réalité musicale. Je pense qu’il a été influencé par la pensée structuraliste ou aussi par les ouvrages théoriques d’artistes tels que Klee ou Kandinsky. J’ai quelque fois parlé avec lui, et il a reconnu que c’était une vision des années 60 qui l’avait quitté depuis. Ses cours au Collège de France édités sous le titre Points de repère sont très riches et très variés. Mais j’ai eu la chance de participer à ce qui aura été son dernier livre. Nous l’avons co-signé à trois : Pierre Boulez, le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et moi-même. Cet ouvrage traite des relations entre la musique et le cerveau et s’intitule Les neurones enchantés[1]. Pierre Boulez, devenant presqu’aveugle, nous sommes allés, ma femme Daniela Langer et moi, chez lui à Baden-Baden pendant 7 weekends consécutifs chez lui pour l’aider à terminer cet ouvrage. Il n’a malheureusement pas vu la parution de ce livre.

Paco Yáñez. Après la mort de Pierre Boulez, quelle est sa présence en France aujourd’hui ? Sa musique est-elle jouée régulièrement ?

Philippe Manoury. Cette année 2025, centenaire de sa naissance, verra bien sûr beaucoup de manifestations et de concerts autour de sa musique, principalement à la Philharmonie de Paris. Mais sa musique est assez exigeante et n’est pas toujours d’un abord facile. Si on la compare avec celle de son contemporain Ligeti – je ne parle même pas des répétitifs américains – elle n’est pas aussi « populaire ».  Cela n’a rien à voir avec la qualité, bien sûr. La musique de Ravel est beaucoup plus populaire que celle de Debussy… et pourtant, malgré ses qualités, elle me semble toujours moins riche et moins inventive. Boulez ne sera jamais un compositeur « populaire », comme Mallarmé ne sera jamais un poète « populaire ». Il y a des œuvres qui demandent à être approchées avec sérieux et ne se livrent pas d’un seul coup. Mais l’art n’est pas de la consommation, on ne le répètera jamais assez à notre époque. Je pense malheureusement qu’une fois ce centenaire passé, sa musique se fera plus rare. Il faut dire aussi qu’elle n’est pas très ancrée dans les traditions. Très peu de pièces pour orchestre classique (si l’on compare avec Ligeti ou Xenakis) et très peu de musique de chambre. Sa musique est aussi très exigeante pour les interprètes. Mais malgré cette apparente difficulté d’approche il existe des œuvres qui sont d’un accès plus immédiat. Je recommanderais à ceux qui veulent se familiariser avec la musique de Boulez de commencer par Dérives I, qui est une pièce très contemplative, puis le Dialogue de l’ombre double, qui est chargée d’une grande poésie, puis les Notations pour orchestre, Répons et Pli selon pli. Et comme aurait certainement dit Boulez lui-même : laissez-vous surprendre !

 

[1] Les neurones enchantés. Éditons Odile Jacob, 2014 . EAN13 : 9782738131737